Quai d’Orsay [2010]

Une bande dessinée savoureuse à l’humour tordant, souvent sarcastique et toujours d’une infinie justesse. Parue en deux tomes en 2010 et 2011, cette œuvre de fiction n’en est pas vraiment une en fait. Petit coup de projecteur sur ses origines, ses personnages hauts en couleur et son intrigue.

Une expérience au ministère des Affaires étrangères

Pour les néophytes il faut tout d’abord savoir que le Quai d’Orsay désigne le siège du Ministère des Affaire étrangères français, situé à Paris le long du quai du même nom qui borde la Seine. L’un des deux auteurs de cette remarquable bande dessinée n’est d’autre qu’un ancien diplomate qui a œuvré au sein de ce prestigieux établissement : il s’agit d’Antonin Baudry qui sous le pseudonyme d’Abel Lanzac signe ce scénario qui se décline en deux volumes.

Le dessin est quant à lui assuré par Christophe Blain à qui on doit aussi les bandes dessinées Isaac le Pirate et Gus, séries toutes deux antérieures à Quai d’Orsay. Une adaptation cinématographie de cette bd a été faite par Bertrand Blier en 2012. Si le film est loin d’être mauvais, il faut tout de même reconnaître que le résultat final n’est pas aussi brillant que l’original papier.

Des personnages atypiques

Dans Quai d’Orsay nous suivons les mésaventures d’Arthur, jeune conseiller sans aucune expérience de la diplomatie ainsi que de la fonction publique d’Etat. Cela va évidemment lui jouer des tours. Mais il possède néanmoins un bon esprit de synthèse et arrive (non sans mal) à s’investir dans des tâches complexes et ce même lorsque tous les événements ont l’air de se liguer contre lui. On découvre alors non sans un certain plaisir jouissif les coulisses de cette vénérable institution.

Dès le début de l’histoire intervient le personnage un brin rocambolesque et terriblement grandiloquent d’Alexandre Taillard de Vorms, ministre à la taille aussi haute que son verbe et avatar flagrant de Dominique de Villepin. Ce dernier fut l’ancien ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin entre 2002 et 2004.

Il existe grâce au coup de crayon de Blain une certaine ressemblance physique entre les deux personnages. Mais c’est surtout par sa prose, ses envolées, ses idées, ses sautes d’humeur et ses répliques aussi caustiques que cinglantes que la magie opère et que le réel et le fictif se croisent pour notre plus grand plaisir.

La guerre en Irak en toile de fond

Les auteurs ont situé l’action dans la période qui a précédé le début de la seconde guerre d’Irak de 2003. Ce pays est ici symbolisé par le Royaume du Lousdem, accusé par l’administration américaine en place de développer un programme d’armes de destruction massive. Tout l’enjeu pour la diplomatie française va être d’éviter une guerre qui sera selon le ministre “la mère de tous les conflits à venir“…

On y aperçoit d’ailleurs brièvement un autre avatar de diplomate. Il s’agit du secrétaire d’Etat américain à la Défense de cette époque (inspiré directement de Colin Powell) ainsi que l’ancien président américain George W. Bush et l’ancien président de la République Jacques Chirac (et avec lequel le ministre entretient une relation de forte connivence).

Héraclite, Mao et Hergé

Le personnage du ministre à lui seul est un peu l’étendard de l’œuvre, sa simple présence dans une pièce et ses (rares) silences étant toujours aussi éloquents que lorsqu’il se lance dans une de ses envolées lyriques dont il a le secret. Grand amateur de Lettres, il peut passer avec une facilité déconcertante d’Héraclite à Mao en passant par Hergé (la séquence où il évoque les aventures de Tintin à ses conseillers déprimés est tout simplement jubilatoire).

L’histoire suit d’abord Arthur, puis se concentre par moments uniquement sur le ministre. Surtout lorsque ce dernier se trouve dans des situations où le secret d’Etat prend le dessus. Le personnage d’Arthur et du ministre ne se croisent pas toujours, le ministère étant aussi le lieu de travail de toute une sorte de petite cour qui tourne autour d’eux. Et elle vaut le détour également. Coups bas, bons mots qui fusent, vannes sarcastiques rythment le quotidien souvent imprévu de ce vivier de matière grise qui a toujours un train de retard sur les raisonnements de leur bouillant chef.

Les langages

Le travail d’Arthur est simple mais délicat : la rédaction des “langages”. Soit toute la communication officielle du ministre. Il peut s’agit de discours officiels à l’étranger, de simples communiqués destinés à la presse lors d’une crise internationale ou autre événement de politique politicienne qui s’en approche.

Cela donne très souvent lieu à d’irrésistibles réunions informelles plus ou moins improvisées où les différents acteurs et actrices s’étripent cordialement sur une simple inversion de mots ou un vague synonyme “qui peuvent déclencher une crise internationale” selon Arthur.

Une énorme part du comique de situation découle de ces satanés langages. Ils provoquent à chaque fois l’impatience du ministre, lassé d’attendre que son discours soit prêt à temps mais aussi la relative inquiétude de son jeune conseiller qui doit s’y reprendre à de très nombreuses reprises pour que les versions finales soient millimétrées au poil pour son N+1.

Cela nous ressemble en fait

Bref on n’a pas le temps de s’ennuyer dans cette histoire où ces individus ne comptent plus leurs heures, où ils passent à côté de leur vie personnelle ou encore se retrouvent dans des situations qui n’ont rien à envier au monde du travail entre guillemets plus conventionnel.

A titre de comparaison cela me rappelle une expérience professionnelle que j’ai vécu personnellement pendant quelques années. Pas au service de la diplomatie de mon pays mais dans un cabinet de gestion immobilière. Le parallèle est même assez saisissant entre ces deux mondes : une activité permanente qui ne s’arrête jamais, une tension certaine, des bons mots entre équipes et collègues, des commentaires vachards et surtout… une tendance obsessionnelle à soigner en permanence les fameux langages avec la clientèle pour ne pas froisser cette dernière.

Un courrier, un mail, une conversation anodine… Tout devient un piège potentiel, un terrain miné, un conflit larvé qui n’attend souvent qu’une étincelle pour exploser. En fait Quai d’Orsay c’est un peu partout que cela existe. C’est un peu eux, et c’est un peu beaucoup nous.

→ Plus d’infos sur la série Quai d’Orsay
https://fr.wikipedia.org/wiki/Quai_d%27Orsay_(bande_dessinée)

→ Site officiel du Ministère des Affaires étrangères
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/